CHAPITRE II
La salle commune était pleine de voyageurs cherchant à s'abriter de la tempête. La fumée des chandelles montait jusqu'à la charpente basse de la pièce. L'odeur était épouvantable, mais il faisait chaud.
Je courbai la tête pour ne pas me cogner au chambranle de la porte. Peu de tavernes ont des huis par lesquels je peux passer. Je revenais plus grand et bien plus musclé que le garçon de dix-huit ans parti en exil. Cela m'arrangeait : ajouté à la barbe, c'était un déguisement parfait.
Finn me dépassa et entra discrètement tandis que je luttais avec la porte et ses charnières à demi gelées. Un chien sortit, manquant me renverser. J'eus une brève pensée pour Storr, abrité dans la forêt. Puis je pensai à la nourriture chaude et au vin qui nous attendaient.
Je remarquai que la porte était prévue pour recevoir une barre de verrouillage. Désormais, c'était le genre de choses auxquelles je prêtais attention.
Finn m'attendait à une table où se trouvait une chandelle, qui ne donnait pas de lumière mais seulement une épaisse fumée noire. Finn l'avait mouchée, c'était devenu un réflexe pour nous.
Je me débarrassai de mes fourrures et le rejoignis. Je pris place sur un tabouret à trois pieds, content de ressembler de nouveau à un être humain et non à un ours.
Il n'y avait pas de soldats, Elias était un pays en paix. La taverne accueillait surtout des fermiers ; quelques voyageurs aussi, des Ellasiens, des Homanans et, d'après leur accent, des Faliens. Mais pas de Caledonans. Finn et moi pouvions parler ellasien avec un accent caledonan. Ainsi nous passions aisément pour tels.
Sauf pour quelqu'un qui savait ce qu'était un Cheysuli. Et, en Elias, n'importe qui pouvait le savoir.
Les Ellasiens sont des gens simples et directs. Ils n'usent pas de subterfuges, et je leur en suis reconnaissant. Je savais qu'ils m'acceptaient pour ce que je semblais être : un étranger voyageant avec un Cheysuli.
Ils regardaient Finn plutôt deux fois qu'une, mais c'était tout. Ici, les Cheysulis n'étaient pas pourchassés.
Le patron essuya ses mains sur son tablier douteux. Il parlait avec l'accent épais et flegmatique des Ellasiens, que j'ai mis des mois à maîtriser.
— De la bière, dit-il, ou du vin ? Du rouge de Caledon, du blanc de Falia, ou notre excellent cépage ellasien ?
— Avez-vous de l’usca ? demandai-je.
Les sourcils grisonnants de l'homme se relevèrent.
— Ah, non, pas d'usca, répondit-il. Les habitants des Steppes ne commercent plus avec nous depuis qu'Elias s'est allié à Caledon lors de la dernière guerre. Qu'aimeriez-vous boire ?
— Donnez-nous de l'hydromel homanan, dans ce cas, dit Finn.
L'homme sembla vaguement dégoûté.
— Je n'en ai pas non plus. Peu de choses en provenance d'Homana traversent les frontières.
Le regard du tavernier s'attarda sur la boucle d'oreille en or de Finn, et sur ses yeux jaunes. Je compris ce qu'il pensait : les Cheysulis, eux, passaient d'un pays à l'autre sans encombre.
— Il n'y a plus de commerce entre Elias et Homana ?
L'homme eut l'air mal à l'aise.
— Du commerce, oui, si on peut dire... Mais pas avec Homana, avec Bellam, le roi solindien. ( Il fit un signe de tête vers Finn. ) Vous le savez, peut-être.
— J'aurais pu, acquiesça-t-il. Mais j'ai quitté Homana quand Bellam a gagné la guerre, et je ne sais pas ce qui s'est passé depuis dans mon pays natal.
L'Ellasien se pencha vers nous.
— C'est une triste chose, de voir un royaume tomber si bas. Le pays souffre sous le règne de ce solindien et de son sorcier ihlini.
Nous en étions au sujet qui m'intéressait, mais je n'avais pas voulu l'aborder en premier. Maintenant, je pouvais poser des questions sans paraître suspect — ne pas en poser risquait au contraire d'éveiller la méfiance de l'homme.
— Homana n'est pas un royaume satisfait ?
J'avais à cœur de prendre un ton nonchalant et un air désabusé ; c'était le genre de discussions sans signification que menaient des étrangers.
L'Ellasien ricana.
— Satisfait ? Un pays pris à la gorge par Tynstar, avec Bellam sur le trône ? Oh, non ! Ce n'est pas un pays heureux. J'ai entendu parler d'impôts excessifs, de justice expéditive... Le genre de chose qui, dieu merci, nous est épargné à Elias, sous le règne de notre Haut Souverain. On dit que Bellam cherche une alliance avec Rhodri, mais notre roi n'a pas besoin de lui. Bellam a offert sa fille unique au Haut Prince en personne, l'aîné des six fils de Rhodri. Mais je pense que Cuinn n'a aucune envie de se retrouver entre les cuisses d'Electra de Solinde !
Nous nous mîmes à parler femmes, comme c'est souvent le cas entre hommes. Mais lorsque l'Ellasien nous eut quitté pour préparer notre repas, nous revînmes au sujet qui nous préoccupait : Homana.
— Six fils, dit Finn, pensif. Si la Maison Royale avait été plus fertile, Homana aurait peut-être échappé au joug solindien.
Je fronçai les sourcils. Oui, si Shaine avait enfanté des fils, son neveu, Karyon d'Homana, n'aurait pas hérité du trône du Lion. Ni d'une guerre pour le regagner.
Ni de la purification à faire cesser.
Lorsque le tavernier nous apporta nos plats, nous nous y attaquâmes avec plaisir. Non que nous fussions si affamés, mais c'était notre premier repas chaud depuis des jours.
Je coupai ma viande avec le poignard que m'avait offert le roi de Caledon. Le manche de l'arme était taillé dans le fémur d'un animal monstrueux ; sa lame au fil aiguisé brillait comme le diamant. Mais ce n'était pas mon poignard. Je cachais le vrai, de fabrication cheysulie, dans mes sacoches.
Je mangeai jusqu'à pouvoir à peine bouger. J'avais commandé une seconde tournée de vin, et j'étais en train de le verser dans nos gobelets quand des murmures se firent entendre dans la salle. Finn et moi tournâmes la tête.
Le harpiste descendait l'escalier, son instrument sous le bras. Il portait une tunique bleue tenue par une ceinture d'argent, et un cercle du même métal disciplinait l'épaisse chevelure noire qui bouclait sur ses épaules. C'était un musicien qui avait réussi, qui avait été reçu par des rois et couvert d'or et de gemmes. L'homme était grand. Il avait de larges épaules et des avant-bras musclés. C'était un puissant gaillard, même si sa vocation restait la harpe et non l'épée. Il avait les yeux bleus, et son sourire, celui d'un vrai professionnel, était chaud et accueillant.
On lui prépara une place au centre de la pièce. Il s'y installa, sa harpe appuyée contre la hanche. Pour en avoir vu souvent chez mon oncle, à Homana-Mujhar, je reconnus aussitôt que l'instrument était de belle qualité. Il était fait d'un riche bois aux tons dorés, poli par le temps.
Une unique gemme verte ornait le sommet de la harpe.
Quand l'artiste effleura les cordes, tout autre son mourut dans l'auberge. La musique emplit la salle, délicate et éthérée.
La voix du harpiste, quand il parla, était aussi séduisante que la mélodie de son instrument. Elle était parfaitement modulée, mais sans le timbre féminin de beaucoup de ses collègues. Il parlait, et chacun écoutait.
— Avant de passer au divertissement, qui, je l'espère, vous apportera autant de plaisir qu'à moi, j'ai une tâche à effectuer.
Il sortit un parchemin roulé de sa manche, et le déplia :
« Oyez, oyez ! Bellam le
Mujhar,
Roi de Solinde et Mujhar d'Homana,
Seigneur des cités de Mujhara et de Lestra,
Promet la somme de cinq cents pièces d'or
A celui qui apportera des informations véridiques
Sur Karyon, qui se prétend prince d'Homana
Et réclame à tort le trône du Lion.
Oyez, oyez ! Bellam le Mujhar
Offrira mille pièces d'or
A celui qui amènera à
Homana-Mujhar,
Karyon, ou sa dépouille mortelle.»
L'annonce terminée, l'homme replia soigneusement le parchemin. Son regard parcourut la foule, ses yeux bleus semblant presque noirs dans la fumée des chandelles. Je le vis observer chaque visage, comme s'il essayait de lire les pensées des hommes rassemblés.
Et je me demandai si le harpiste recrutait ; s'il était aux ordres de Bellam, envoyé ici avec la promesse d'une récompense. Peut-être voulait-il cet or pour lui-même ?
Les Ellasiens réfléchirent à ce que promettait Bellam. Tous savaient que celui qui offrait cette manne avait déjà fait plier un pays sous son joug. Les Ellasiens, j'en étais convaincu, ne feraient rien pour gagner l'or de Bellam. Mais il y avait des étrangers dans la salle, et ceux-là agiraient peut-être.
Je regardai Finn, dont le visage était un masque impénétrable.
Le harpiste commença à chanter. Il avait une voix grave au timbre parfait, qui donnait vie à chacun des mots de la saga qu'il racontait : une histoire de défaite et de carnage, de gamins mourant sur le champ de bataille, et de capitaines tués par l'acier solindien et atvien. Il chanta le roi fou qui se cachait derrière les murs d'Homana-Mujhar, son frère tombé sur le champ de bataille, et son neveu emprisonné par les fers atviens. Il chanta la liberté retrouvée du garçon devenu un homme, qui avait choisi l'exil pour fuir la vindicte des Ihlinis. Cet étranger retraçait ma vie ; les souvenirs remontèrent à ma mémoire.
Comment pouvait-il connaître tout cela ? Comment avait-il fait pour capturer l'essence de ce qui m'était arrivé, de ce que j'étais, de mes aspirations ? Je baissai les yeux, aperçus les cicatrices des fers autour de mes poignets. Je ne me sentais pas capable de regarder l'homme qui évoquait les événements de ma vie et la lutte désespérée de mon pays.
— Par les dieux... murmurai-je.
Je sentis le regard de Finn peser sur moi. Mais il ne dit rien.